En 2016 je vous présentais mes photos de cet étonnant blockhaus recouvert de miroir sur la plage de Leffrinckoucke, près de Dunkerque. Son créateur, Anonyme, a annoncé mi-2020 la fin du projet.
Les miroirs ont été retiré en avril 2021.
Une de mes photos avait été exposée lors de l’exposition “Réflexions” en novembre 2018 à Dunkerque.
Message publié ce 20 juin 2020, 23H43 par Anonyme sur sa page Facebook :
C’est avec le solstice d’été que je vous annonce la fin du projet « Réfléchir », et le crépuscule du blockhaus-miroir.
« Un poète doit laisser des traces de son passage non des preuves. Seules les traces font rêver. »
Commencée clandestinement en mars 2014 et intégralement auto-financée, sans aucun soutien public ni privé, cette installation aura éclairé la plage de Leffrinckoucke, près de Dunkerque et son Histoire durant un peu plus de 6 années.Ce monument solaire, œuvre pharaonique, a nécessité 4000 heures de travail. Je l’ai restauré chaque année depuis son achèvement en septembre 2015, après un an et demi de travaux.
L’œuvre disparaîtra comme elle est apparue dans l’espace naturel des Dunes de Flandre, peu à peu, morceau de miroir après morceau, vous laissant l’occasion de la (re)découvrir un dernier été.
Depuis 2015, ce sont près de 500 heures et autant de cartouches de colle qui étaient nécessaires chaque année à la restauration de cet édifice gigantesque de 350m². Ne pouvant continuer indéfiniment à entretenir seul cette oeuvre, et engagé dans d’autres projets, je me vois aujourd’hui contraint d’y mettre terme.
Outre quelques coups de soleil et du sable plein les poches, je ne garde de cette incroyable aventure artistique mais aussi humaine que de bons souvenirs et vos nombreux retours, les multiples manières dont vous vous en êtes appropriés m’ont beaucoup touché. J’ai vu ainsi passer des centaines de photographies, des vidéos, des peintures, des textes dont certains absolument magnifiques.
Ces interprétations de « Réfléchir », autant de traces du passage de cette oeuvre sur le littoral, je souhaiterai à présent les regrouper avec en tête la publication (physique ou numérique) d’un ouvrage. Je lance donc un appel aux centaines de photographes (professionnels ou amateurs), vidéastes, peintres, écrivains qui ont immortalisé cette installation afin qu’ils envoient leurs « réflexions » à : anonymeuntitled@gmail.com
avant l’équinoxe d’automne, le mardi 22 septembre 2020 à 15h30.
Je vous souhaite à tous un très bel été !
Anonyme
René Char, via Jeanne
Le projet : RÉFLÉCHIR, LE BLOCKHAUS-MIROIR
Ce projet démarré en 2014 s’inscrit dans la tradition du LandArt.
L’artiste Anonyme, originaire des Hauts-de-France, s’est emparé clandestinement d’un des blockhaus de la plage de Leffrinckoucke, près de Dunkerque. Dans un endroit qui le fascinait déjà enfant, la batterie de Zuydcoote,
Des blockhaus sur cette plage de Leffrinckoucke, il y en a des dizaines qui s’écroulent, s’effritent, se désagrègent avec l’érosion marine, les mouvements de dunes, les vents… Construits en 1944, ces monstres de béton ont fait partie du projet de défense Allemand : le Mur de l’Atlantique.
De cette enfilade de bunkers à moitié effondrés sur la plage se dégage une atmosphère très particulière. La rencontre de deux extrêmes : la beauté de cette nature sauvage et la folie des hommes.
Après la seconde guerre mondiale, on s’est empressé de faire disparaître toute trace de ce conflit sur le territoire. Ces blockhaus sont les rares vestiges de cette Histoire. A l’écart de la ville, ces bâtiments abandonnés, dénués de statut, se sont fait oublier, à l’image de l’Histoire qui les a créés, s’enlisant peu à peu.
Profondément marqué ces dernières années par la montée du repli sur soi dans la région et en Europe d’une manière générale ; Anonyme a ressenti l’urgence de rendre une visibilité à ce passé. Il a voulu lui donner la possibilité d’éclairer notre présent. Mû par l’impulsion créative de la révolte, il a changé ce vestige, un document de la seconde guerre mondiale, en monument pour notre mémoire.
Affrontant les éléments, armé d’une seule échelle et d’un pistolet à colle, Anonyme a patiemment recouvert d’éclats de milliers de miroirs les 350 m2 de béton de ce vestige en le réintégrant dans le paysage et en révélant cette architecture chargée d’un passé bien douloureux. Perdu dans cette immensité de dunes, face à la mer, le monument détourné est devenu œuvre d’art.
L’artiste a donné un nom à ce projet qui prend sens au propre comme au figuré : « Réfléchir »
Réfléchir d’un point de vue esthétique, les miroirs reflètent à l’infini la lumière si particulière de cette région du nord de la France. Réfléchir, l’idée d’en faire un phare pour les marins, point de repère cartographique appelé amer. Et bien plus encore, puisque l’immense tâche de lumière que forment les miroirs se voit de la mer mais aussi du ciel et de la terre.
Grâce à sa nouvelle peau de miroir, cette architecture lourde, massive, presque immobile est devenue une surface mouvante qui, à chaque instant, change d’apparence en reflétant le ciel et le paysage.
Par ce nouveau camouflage, le bunker se révèle ou s’efface, selon l’angle de vue du spectateur et la position du soleil. Il devient une trace, une empreinte à peine perceptible en reflétant le monde ou, au contraire, lorsqu’il capte et renvoie le feu qui aveugle, un nouvel amer, un phare délivrant un signal d’alarme.
En créant un espace d’illusion, le miroir dénonce comme plus illusoire encore l’espace réel et notre aveuglement. Mais ce monument solaire, ce «contre espace» laisse aussi entrer l’imagination dans le béton et démontre la possibilité de sa victoire par celle de la création sur la destruction.
« Remettre en lumière le passé pour éclairer notre présent »
S’approprier un objet en annihilant ses propriétés utilitaires pour le changer en œuvre d’art, la démarche n’est pas nouvelle depuis Duchamp. En revanche, choisir un objet ou monument dont l’utilité n’a plus lieu d’être aujourd’hui, mais est reliée à un moment particulier de l’Histoire et le transformer, permet de proposer un nouveau regard sur l’héritage de cette ville et de « remettre en lumière le passé pour éclairer notre présent ».
Avant l’intervention de l’artiste, ce blockhaus n’était qu’un maillon de cette longue chaîne de blocs de béton qui ornent la plage, comme les marques désuètes d’un épisode passé. Le miroiter, c’est le mettre en lumière et refléter cette partie de l’Histoire qui a eu lieu ; C’est crier «Souvenez-vous !» Mais le miroiter, c’est aussi soumettre son reflet aux aléas du temps et de la mer. Sublimer la beauté de cette plage à travers des milliers de reflets et d’éclats. Réfléchir à la fois l’histoire et le paysage.
L’histoire de cette plage est celle de l’opération Dynamo, lancée par Churchill en 1940, qui organise le rapatriement par la mer des soldats alliés pris au piège par l’armée de l’Allemagne nazie. L’histoire de cette ville est celle de la destruction quasi-intégrale (à 80%) de Dunkerque par les combats et bombardements. Elle est celle de ses habitants qui ont dû déserter leur foyer pour fuir la guerre et espérer survivre.
Résolument engagée contre la montée du repli sur soi, « Réfléchir » nous donne à voir un détournement à la fois politique et très poétique . Travailler sur un lieu aussi chargé historiquement nous invite à repenser le présent.
Car les migrants, en grande majorité des kurdes irakiens, qui ont fui leurs pays et survivent actuellement dans les friches de ce même territoire, à Grande-Synthe, à quelques kilomètres de Dunkerque, sont-ils si différents de ces femmes et ces hommes qui ont fui cette ville pour sauver leur vie ?
Cette œuvre engagée, est en réalité le prolongement naturel du travail militant et associatif de l’artiste Anonyme auprès des réfugiés. « Réfléchir » est l’aventure d’une lutte idéologique qui passe par l’action. Elle est aussi une aventure humaine, celle de la rencontre entre Anonyme et Samson, réfugié nigérian. C’est avec son aide, qu’Anonyme a restauré « Réfléchir » ces deux dernières années.
L’œuvre Réfléchir fait enfin écho à un second bunker investi par l’artiste, en haut des dunes de sable, sur lequel il a miroité le message « Résister – To Resist – Widerstehen » sur chacune des faces. Résister à cette tentation du rejet de l’étranger et de l’enfermement sur soi, c’est l’un des messages que véhicule cette oeuvre, sur ce que l’on nommera ici, non pas une crise de l’immigration, mais bien une crise de l’accueil.
En empruntant le pseudonyme Anonyme et en s’effaçant donc devant son œuvre, l’artiste fracasse l’usage premier du miroir en utilisant des milliers de reflets brisés, dans lesquels il est impossible de se contempler convenablement. Le spectateur qui s’approche du bunker, désireux de voir son reflet dans ce miroir géant, voit son reflet complètement disloqué dans celui du paysage et de l’Histoire représentée par le lieu lui-même. Loin d’être une image centrée sur soi, il en résulte une image englobante. On est pris dans un tout. L’artiste se positionne alors comme Anti-Narcisse, et invite le spectateur à adopter cette même position. Moins se regarder soi, contempler l’Histoire, pour mieux voir l’autre. Redéfinir son identité et son rapport à Autrui. Véritable installation solaire, Réfléchir est donc une œuvre fondamentale par la réflexivité qu’elle inspire.
Ainsi est né « Réfléchir », tel un phare réactivant la Mémoire mais aussi avec la volonté de couvrir le béton de lumière et de transformer ce symbole guerrier en un monument dédié à la paix.
Auteurs: Emmanuelle Potiquet / Anita Lavernhe-Grosset / Olivia Merlen / Anonyme